La crise ukrainienne relance-t-elle la coopération franco-allemande ?

« Entre la Russie et les Etats-Unis se trouvent des océans. Entre la Russie et l’Allemagne se trouve la grande histoire » avait déclaré Vladimir Poutine en 2001, devant le Bundestag[1]. Cette affirmation a-t-elle encore du sens aujourd’hui ? L’Allemagne, qui a élu Olaf Scholz à la tête d’une nouvelle coalition, doit aboutir à un compromis politique intérieur et de politique étrangère, et se positionner vis-à-vis de la Russie, dans un contexte de fortes tensions.

 

France, Allemagne, Russie : un triangle stratégique 

L’Allemagne et la Russie entretiennent depuis la fin des années 1990 une relation étroite reposant sur des liens historiques forts et des relations économiques fructueuses, l’Allemagne étant le deuxième partenaire commercial de la Russie, derrière la Chine. Mais l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 a conduit à un véritable changement de paradigme dans leur relation bilatérale ; l’amitié a alors fait place à la gestion de conflits et le dialogue entre la chancelière Merkel et le président Poutine a pris de plus en plus des airs de duel. À l’époque, cette crise d’ampleur internationale a non seulement marqué un tournant dans la relation privilégiée entre l’Allemagne et la Russie, mais aussi au sein du couple franco-allemand.

À peine élu président, Emmanuel Macron reçut en grande pompe le président Poutine à Versailles, dans le but de rééquilibrer la relation franco-russe après un manque de réciprocité de la Russie dans les années précédentes. Deux ans plus tard, le président français poursuivit cette idée en invitant le chef d’Etat russe au fort de Brégançon, afin de relancer le dialogue franco-russe sur des bases plus saines et de « réarrimer la Russie à l’Europe »[2].

Le partenaire allemand, tacitement considéré en Europe comme le « pont », le médiateur entre la Russie et l’Union européenne (UE), n’apprécia pas de ne pas avoir été mis dans la boucle : les diplomates allemands affirmèrent n’avoir pas été mis au courant de cette entrevue, et n’ont pas aimé que « l’on vienne chasser sur leurs terres »[3].

 

Nordstream 2 : le gazoduc de la discorde

Le projet Nordstream 2, dont la construction a été achevée en septembre dernier, fait partie des pommes de discorde entre Paris et Berlin. Ce gazoduc, conçu pour acheminer le gaz directement de la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique, sans plus passer par l’Ukraine (qui ne bénéficiera donc plus des frais de transit, d’environ 1 milliard d’euros par an), pourrait en effet porter atteinte à la souveraineté européenne et accroître la dépendance énergétique de l’Allemagne vis-à-vis de la Russie. Mais Nordstream 2 est bien plus qu’un projet économique, c’est aussi un sujet de tension diplomatique entre la France et l’Allemagne : en février 2021, Clément Beaune, secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes, avait réclamé l’abandon du projet, en réaction à l’« affaire Navalny ». « Il faut être lucide » avait-il déclaré.

Juste avant Noël[4], Gazprom interrompit quelques jours le flux de gaz à destination de l’Allemagne. Une façon peu subtile mais efficace de rappeler au nouveau chancelier allemand, le social-démocrate Olaf Scholz, sa dépendance énergétique. Au sein du nouveau gouvernement allemand, Nordstream 2, et a fortiori la relation avec la Russie, est un sujet qui divise : les Verts manifestent de plus en plus ouvertement leur opposition au projet, tandis que les sociaux-démocrates ont une attitude moins tranchée. En effet, même si Olaf Scholz, en visite à Moscou mi-février, apparaît favorable à un « nouveau départ » de la relation germano-russe, sa ministre des Affaires étrangères, l’écologiste Annalena Baerbock, prône une approche beaucoup plus ferme ; en Russie mi-janvier, elle avait affirmé que la relation spéciale avec la Russie ne serait pas préservée aux dépens de la sécurité en Ukraine[5].

 

La crise ukrainienne : une « occasion à ne pas rater pour la France » ?

La situation en Ukraine continue de se dégrader : Vladimir Poutine vient en effet de reconnaître l’indépendance des deux républiques séparatistes du Donbass et d’y envoyer son armée sous prétexte d’y « maintenir la paix ». En réaction à ces mesures, Olaf Scholz a d’ailleurs annoncé en conférence de presse suspendre l’autorisation de Nordstream 2. Le chancelier allemand a en outre prévenu que « d’autres sanctions » contre la Russie pourraient suivre, en cas d’aggravation de la situation.

De son côté, le président Macron n’a pas baissé les bras et a convaincu Joe Biden de rencontrer Vladimir Poutine pour tenter de trouver une issue au conflit, « à condition que Moscou n’envahisse pas l’Ukraine ».

Le « cas russe » pourrait-il ainsi être le dossier qui relance la coopération franco-allemande, voire la perspective d’une politique étrangère commune de l’UE, vieux serpent de mer de l’intégration européenne ? C’est en effet le récent ballet diplomatique de la France et de l’Allemagne, avec les visites successives d’Emmanuel Macron et d’Olaf Scholz au Kremlin, qui semblait desserrer un tant soit peu l’étau russe sur l’Ukraine. Paris et Berlin semblent s’être bien coordonnés dans cette perspective et aucun faux-pas particulier n’a été signalé, bien qu’il reste encore fort à faire pour parvenir à une résolution pacifique.

La France et l’Allemagne, qui ont redonné vie au « format Normandie », format de discussion et de résolution de conflit mis en place en 2014, semblent enfin sur la même longueur d’onde. Ils ont même réactivé le Triangle de Weimar, à son trentième anniversaire : mardi 8 février, le chancelier Olaf Scholz a en effet convié Emmanuel Macron et le président polonais Andrzej Duda à Berlin pour tenter de trouver une solution au conflit. Un symbole fort d’unité européenne face à la Russie, malgré les fortes tensions du couple franco-allemand avec Varsovie sur les dossiers d’Etat de droit.

Les récents événements incitent certes à la prudence : « Joe Biden est politiquement affaibli, la France entre en campagne électorale, et la position du nouveau gouvernement allemand vis-à-vis de la Russie n’est pas claire. Poutine ne peut que profiter de la situation »[6] analysait Stefan Meister, chercheur à la Société allemande de politique étrangère (DGAP).

Mais la crise ukrainienne aura peut-être permis au couple franco-allemand de resserrer ses liens, alors que la nouvelle majorité à Berlin peinait encore à trouver ses marques dans l’ère de l’après-Merkel et que la France est absorbée par sa politique intérieure et la remise en jeu du mandat du chef de l’exécutif.

 

[1] https://www.bundestag.de/parlament/geschichte/gastredner/putin/putin-196934

[2] O. FAYE et M. SEMO, « A Brégançon, Emmanuel Macron tend la main à la Russie, ‘profondément européenne’ », Le Monde, 20 août 2019

[3] S. KAUFFMANN et T. WIEDER, Le Monde, « Paris Berlin une entente sous tensions »

[4] France inter, « La Russie coupe le gaz à l’Allemagne », 21 décembre 2021

[5] https://www.zeit.de/politik/ausland/2022-02/annalena-baerbock-ukraine-besuch-russland?utm_referrer=https%3A%2F%2Fwww.google.com%2F

[6] T. WIEDER, « En Allemagne, Olaf Scholz entretient le flou sur sa politique avec la Russie », Le Monde, 7 janvier 2021

 

Léa-Marine Simon – 22 février 2022